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L'affaire Levana
L'affaire Levana
  • Du haut des plateaux calcaires jusqu'au fond des combes, la nuit comme le jour, l'hiver comme l'été je cours, roule et galope. Autour de moi, une écharpe de mots enroule son parfum et vous raconte l'affaire Levana.
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L'affaire Levana
7 février 2010

1976

Ma meilleure copine et moi étions de véritables souris de bibliothèque. Nous avions fait connaissance à l’occasion de nos déménagements respectifs qui nous avaient amenées le même mois à habiter l’une en face de l’autre, puis à faire notre entrée en sixième dans la même classe du même collège. Nous nous y rendions à vélo tous les matins, elle sur son mini-vélo blanc et moi sur mon grand vélo bleu à sacoches. Le mardi soir, nous nous rendions invariablement après les cours à la bibliothèque de l’usine. Nous avions le droit d’emprunter cinq livres par semaine, ce qui ne suffisait pas à nos appétits. Alors, forcément, tous les jeudis soirs, il nous fallait aller à la bibliothèque municipale pour cinq livres supplémentaires. Dix livres par semaine, cela convenait déjà mieux. De 12 à 18 ans. Nous lûmes tout et n’importe quoi, nos goûts et notre âge nous portant vers les aventures extravagantes, les histoires douloureuses, les vocations contrariées ou les épopées violentes. A nous les intégrales : Agatha Christie, Arthur Conan Doyle, Exbrayat (…), San Antonio et autres Gaston Leroux ou Georges Leblanc. Ah, L’île aux trente cercueils », « La poupée sanglante », « Le ruban moucheté », « L’homme au complet marron » !!! Je développai un amour immodéré pour la petite Puck de Lisbeth Werner et ses aventures au pensionnat d’Egeborg, au Danemark. Sur une illustration d’un des romans de cette série (collection Rouge et Or, bien sûr !), on peut voir une jeune fille brune à l’air décidé sur un vélo, comme une image de moi. Passons sur les Alice, les sœurs Parker, Cherry Ames et consorts…

1976, du haut de nos 14 ans et des complexes qui vont avec, nous tombâmes sous le charme facile de l’inoubliable « J'étais une jeune fille laide » d’Anne-Marie Selinko. C’est la gorge serrée que nous partagions les aventures de la laide Annelise (=nous) et sa lente et douloureuse progression vers la BEAUTE. Plus fort que « Le vilain petit canard » !

C’est aussi en 1976 que je tombai dans les bras de Tuesday Lobsang Rampa et cette rencontre ouvrit en moi un troisième œil, ma conception de la vie trembla, bascula et changea d’axe après ça. Je dus lire « Le troisième œil » une bonne dizaine de fois au cours de cette année-là. Ce fut bien des années plus tard, devant mon écran d’ordinateur que je pris conscience de la polémique soulevée par l’auteur. Ca me donna envie de relire ce livre que je trouvai, dans la maturité, nul et non avenu. Peu importe. Il a ébloui ma jeunesse et m’a fait toucher – on ne sait par quel miracle - élévation de l’âme et puissance de l’esprit. J’en ai gardé, entre autre, ce bonheur de construire des personnages que je deviens vraiment et qui prennent un jour leur envol pour vivre leur propre vie, au gré des réactions de leur entourage (Merci à certaines de BDL, la force est dans la douleur parfois, et la douleur est dans l’imagination, toujours). La douleur de perdre un être fictif, je l’ai connue en 1976 aussi, en tournant la dernière page de Jane Eyre. Sir Edward Rochester ne m’a guère quittée depuis, malgré le chagrin qu’il m’a fait éprouver ne pas exister et le manque de lui que j’éprouve depuis. Chaque homme que j’ai connu en contenait une part mais aucun n’était lui. Ah, le pouvoir de l’esprit, le rôle de l’imagination sont sans bornes.

 

Le sol était dur, l'air tranquille et ma route solitaire ; j'allai vite jusqu'à ce que je me fusse réchauffée, et alors je me mis à marcher plus lentement, pour mieux jouir et pour analyser ma jouissance. Trois heures avaient sonné à l'église au moment où je passais près du clocher. Ce moment de la journée avait un grand charme pour moi, parce que l'obscurité commençait déjà et que les pâles rayons du soleil descendaient lentement à l'horizon. J'étais à un mille de Thornfield, dans un sentier connu pour ses roses sauvages en été, ses noisettes et ses mûres en automne, et qui même alors possédait encore quelques-uns des fruits rouges de l'aubépine ; mais en hiver son véritable attrait consistait dans sa complète solitude et dans son calme dépouillé. Si une brise venait à s'élever, on ne l'entendait pas ; car il n'y avait pas un houx, pas un seul de ces arbres dont le feuillage se conserve toujours vert et fait siffler le vent ; l'aubépine flétrie et les buissons de noisetiers étaient aussi muets que les pierres blanches placées au milieu du sentier pour servir de chaussée. Au loin, l'œil ne découvrait que des champs où le bétail ne venait plus brouter, et si de temps en temps on apercevait un petit oiseau brun s'agitant dans les haies, on croyait voir une dernière feuille morte qui avait oublié de tomber.

 

Le sentier allait en montant jusqu'à Hay. Arrivée au milieu, je m'assis sur les degrés d'un petit escalier conduisant dans un champ ; je m'enveloppai dans mon manteau, et je cachai mes mains dans mon manchon de façon à ne pas sentir le froid, bien qu'il fût très vif, ainsi que l'attestait la couche de glace recouvrant la chaussée, au milieu de laquelle un petit ruisseau gelé pour le moment avait débordé quelques jours auparavant, après un rapide dégel. De l'endroit où j'étais assise, j'apercevais Thornfield ; le château gris et surmonté de créneaux était l'objet le plus frappant de la vallée. À l'est, on voyait s'élever les bois de Thornfield et les arbres où nichaient les corneilles ; je regardai ce spectacle jusqu'à ce que le soleil descendit dans les arbres et disparut entouré de rayons rouges ; alors je me tournai vers l'ouest.

 

La lune se levait sur le sommet d'une colline, pâle encore et semblable à un nuage, mais devenant de moment en moment plus brillante. Elle planait sur Hay, qui, à moitié perdu dans les arbres, envoyait une fumée bleue de ses quelques cheminées. J'en étais encore éloignée d'un mille, et pourtant, au milieu de ce silence complet, les bruits de la vie arrivaient jusqu'à moi ; j'entendais aussi des murmures de ruisseaux ; dans quelle vallée, à quelle profondeur ? Je ne pouvais le dire ; mais il y avait bien des collines au delà de Hay, et sans doute bien des ruisseaux devaient y couler. La tranquillité de cette soirée trahissait également les courants les plus proches et les plus éloignés.

 

Un bruit soudain vint bientôt mettre fin à ces murmures, si clairs bien qu'éloignés ; un piétinement, un son métallique effaça le doux bruissement des eaux, de même que dans un tableau la masse solide d'un rocher ou le rude tronc d'un gros chêne profondément enraciné au premier plan empêche d'apercevoir au loin les collines azurées, le lumineux horizon et les nuages qui mélangent leurs couleurs.

 

Le bruit était causé par l'arrivée d'un cheval le long de la chaussée. Les sinuosités du sentier me le cachaient encore, mais je l'entendais approcher. J'allais quitter ma place ; mais, comme le chemin était très étroit, je restai pour le laisser passer. J'étais jeune alors, et mon esprit était rempli de toutes sortes de créations brillantes ou sombres. Les souvenirs des contes de nourrice étaient ensevelis dans mon cerveau, au milieu d'autres ruines. Cependant, lorsqu'ils venaient à sortir de leurs décombres, ils avaient plus de force et de vivacité chez la jeune fille qu'ils n'en avaient eu chez l'enfant.

 

Lorsque je vis le cheval approcher au milieu de l'obscurité, je me rappelai une certaine histoire de Bessie, où figurait un esprit du nord de l'Angleterre appelé Gytrash. Cet esprit, qui apparaissait sous la forme d'un cheval, d'un mulet ou d'un gros chien, hantait les routes solitaires et s'avançait quelquefois vers les voyageurs attardés.

 

Le cheval était près, mais on ne le voyait pas encore, lorsque, outre le piétinement, j'entendis du bruit sortir de la haie, et je vis se glisser le long des noisetiers un gros chien qui, grâce à son pelage noir et blanc, ne pouvait être confondu avec les arbres. C'était justement une des formes que prenait le Gytrash de Bessie ; j'avais bien, en effet, devant les yeux un animal semblable à un lion, avec une longue crinière et une tête énorme. Il passa pourtant assez tranquillement devant moi, sans me regarder avec des yeux étranges, comme je m'y attendais presque. Le cheval suivait ; il était grand et portait un cavalier. Cet homme venait de briser le charme, car jamais être humain n'avait monté Gytrash ; il était toujours seul, et, d'après mes idées, les lutins pouvaient bien habiter le corps des animaux, mais ne devaient jamais prendre la forme vulgaire d'un être humain. Ce n'était donc pas un Gytrash, mais simplement un voyageur suivant le chemin le plus court pour arriver à Millcote. Il passa, et je continuai ma route ; mais au bout de quelques pas je me retournai, mon attention ayant été attirée par le bruit d'une chute, et par cette exclamation : « Que diable faire maintenant ? » Monture et cavalier étaient tombés. Le cheval avait glissé sur la glace de la chaussée. Le chien revint sur ses pas ; en voyant son maître à terre et en entendant le cheval souffler, il poussa un aboiement dont sa taille justifiait la force, et qui fut répété par l'écho des montagnes. Il tourna autour du cavalier et courut à moi. C'était tout ce qu'il pouvait faire ; il n'avait pas moyen d'appeler d'autre aide.

Charlotte Brontë - Jane Eyre

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