La valse des chéries
Mon père a vécu pendant dix ans avec Sandra, dans un grand appartement du centre-ville. C’est le record ! Sandra était antiquaire et l’appartement coiffait sa boutique comme un éteignoir sa bougie. C’est du moins ce qui m’apparaissait à l’époque, je trouvais leur vie d’un ennui mortel. Je passais les voir chaque fin de semaine et, une fois par mois, Papa me donnait mon chèque et Sandra ses conseils, judicieux à tout prendre, mais j’avais dix-huit ans…
Avant Sandra, il y eut la valse des chéries, ainsi avions-nous baptisé le phénomème, Misha et moi. Mais reprenons du début…
Henri (mon père) et Anielka (ma mère), se rencontrent lors d’une fête foraine ; c’est l’été 54, c’est le soir, les autos tamponnent, les pommes sont d’amour et leur attraction mutuelle. Ils jouent à chien et chat durant deux ans et se marient en 56, six mois avant la naissance de Misha. Petite maison, petite famille, Henri travaille dans une imprimerie. Anielka s’occupe de son fils et donne des cours de russe et de piano. Classique. La première dépression arrive et ma mère perd un boulon. Quelque chose se casse. Quoi ? Je ne sais pas. La vie reprend le dessus malgré tout et je m’annonce. A l’improviste. On ne m’attend pas. On ne m’espère pas. On me redoute, même. Contrairement aux craintes paternelles, la future maman reprend du poil de la bête pendant sa grossesse et quand j’arrive, en avril 62, c’est une grande joie. Le second épisode de dépression a lieu deux ans plus tard et aboutit à une hospitalisation de quelques semaines à la suite d’une tentative de suicide. Puis deux années d’apaisement ; elle redevient même gaie, à sa façon excessive. Elle chante beaucoup.
Un soir de mai 68, ce sont mes grands-parents qui nous attendent à la sortie de l’école, Misha et moi. Les écoles maternelle et primaire sont dans les mêmes locaux et nous finissons les cours à la même heure. Nos grands-parents m’apparaissent comme défigurés et ne nous parlent pas. Papa nous attend dans la cuisine et il est défiguré lui aussi. Je ne les reconnais pas et ça me fait très peur. Misha me prend entre ses bras et je vois des larmes rouler dans ses yeux verts, les mêmes yeux que maman.
Anielka avait trente-deux ans. Elle se donna la mort à coup de comprimés sans laisser ni mot, ni signe. Sur les quarante-cinq ans que je compte maintenant, ou peut s’en faut, j’en ai passé beaucoup à la détester pour ça.
Je ressemble à ma mère trait pour trait, ceux qui l’ont connue en conviennent et les photos l’attestent. Je l’ai vue vieillir sur mon miroir. Puis le jour arriva où je fus plus vieille qu’elle. Et je commençai à faire la paix avec Anielka ce jour-là.
La valse des chéries commença environ trois ans plus tard. Nous trouvions de temps à autre des chéries au salon le soir, parfois à la cuisine le matin, buvant un café noir. De jolies chéries qui sentaient bon, des chéries rigolotes qui riaient fort. J’en arrivai, à l’âge de dix ans, à la conclusion que mon père était un sacré séducteur… Il parvint même à mettre dans son lit une jolie professeur de Misha qui fut révolté de la chose et menaça de faire la grève de la faim si cette liaison persistait. Mais les liaisons ne persistaient jamais avec papa, enfin, jamais… jusqu’à Sandra !
Après un intermède de dix ans, la valse des chéries reprit de plus belle mais nous avions quitté le nid et n’approchions plus les belles que le dimanche. C’était moins drôle.
Misha n’attrapa pas le virus, jamais. Mais moi, c’est autre chose… En ce qui me concerne, ça serait plutôt la chasse aux papillons. Sauf que maintenant, c’est mon père qui les découvre au salon, ou à la cuisine le matin buvant un bon café noir. Mes papillons, comme les chéries, sentent bon et sont rigolos. Hérédité, quand tu nous tiens !